Pérégrinations botaniques dans l’œuvre de Pieter BRUEGEL l’Ancien (vers 1525-1569)

Par Jean-Patrice MATYSIAK (jp.matysiak@orange.fr)
Préambule :
Pieter Bruegel dit « l’Ancien » (ou « le Vieux », ou encore « l’Aîné ») aimait la vie, la peinture et la nature. Il fut un temps où on le surnommait aussi « le Paysan ». Ses tableaux fourmillent de détails saisis sur le vif dans les campagnes anversoise ou bruxelloise et sont des témoignages précieux sur la vie quotidienne des paysans et sur le paysage de l’époque.
De nos jours, son œuvre fait encore l’objet de nombreuses recherches et publications. C’est qu’elle est délicate à interpréter : au-delà d’une apparence tranquille se cache toute une « machinerie » complexe que ce soit dans la composition générale des tableaux ou dans les détails les plus infimes. Pour peu que l’on commence à creuser, on découvre des allusions, des énigmes, des « jeux de mots-images radicalement novateurs » (VÖHRINGER, Pieter Bruegel l’Ancien : nouvelles perspectives. Perspectives 3, 2009), des pièges qui nous conduisent à « spéculer sans fin » ((FALKENBURG & WEEMANS, 2018. Bruegel. Hazan), tout ceci nous indiquant qu’il faut chercher « au-delà du lieu commun » (MEGANCK & VAN SPRANG, 2018. Bruegel et l’hiver. Actes Sud).
Les études sur Bruegel ne font le plus souvent qu’effleurer le registre botanique ; il n’y a apparemment pas grand-chose à en dire. C’est qu’on n’y retrouve pas l’exubérance des Primitifs flamands, chez qui chaque plante a une signification symbolique bien connue et est montrée d’une façon ostentatoire. Chez Bruegel, il n’y a pas de couleurs éclatantes, mais des végétaux communs, discrets, parfois représentés à l’état végétatif, qui se fondent dans la nature, autrement dit rien d’exceptionnel ou de démonstratif, rien de « surnaturel ».
Mais si on entre dans le détail, le doute s’installe. Les plantes sont finement représentées, clairement identifiables et, en définitive, un nombre restreint d’espèces figurent dans la palette de l’artiste. Elles sont souvent regroupées, ou situées en des endroits « stratégiques » du tableau. On finit par se dire qu’elles ne sont pas là à titre décoratif, mais qu’il y a « quelque chose », un sens caché. Nous sommes pris dans le filet de « l’Ancien » !
Herborisations dans l’univers bruegélien :
Rejoignons les quelques 500 personnages du Portement de Croix (1564), tableau qui a fait l’objet d’un livre écrit par Michael GIBSON (Le Portement de Croix de Pierre Bruegel l’Aîné, Noêsis, 1996) et d’un film réalisé par Lech MAJEWSKI (Bruegel, le Moulin et la Croix, 2011).
Une longue procession parcourt le tableau, à partir de la gauche. En son centre, le Christ porte la Croix. Il est entouré d’une foule qui vaque à ses occupations et parfois l’ignore complètement, ne réalisant pas la portée de ce qui arrive. Ce ne sont pas des soldats romains qui mènent le Christ au Golgotha mais des « Tuniques Rouges », les redoutables « Rhoode Rocx », des mercenaires chargés par le pouvoir espagnol de l’époque de Bruegel de mater les « hérétiques » qui étaient tentés de suivre les enseignements de Calvin, de Zwingli ou de Luther. Les hommes étaient décapités et les femmes enterrées vivantes. La présence de ces paysans flamands et de ces milices dans une scène biblique est chez Bruegel une façon d’actualiser la Passion du Christ et de concrétiser la violence au-delà du cadre historique. 
La procession se déroule de la gauche vers la droite, d’une ville souvent assimilée à Jérusalem, vers le Golgotha, d’un grand Chêne bien vert symbolisant la force divine vers un tronc nu supportant la roue des supplices, de la Vie vers la Mort.

Les végétaux sont rares dans ce tableau. Nous noterons déjà l’opposition entre le Chêne vivant et l’arbre mort. Autour du tronc du Chêne s’enroule un Liseron qui, par la forme de ses fleurs, renvoie aux Lys et Iris et donc à la Sainte-Vierge. 
La symbolique est forte : le Liseron prend appui sur le Chêne pour atteindre la lumière.
Au bas du tableau sont figurés deux grands ensembles de rochers et c’est sur ceux de gauche que sont regroupées des plantes que nous retrouverons dans plusieurs œuvres de Bruegel.
Celle qui est la plus apparente et qui semble coiffer, couronner le tout est un rameau de Ronce. Voilà la plante bruegélienne par excellence. Par ses aiguillons, elle serait à mettre en relation avec la Passion et la couronne d’épines du Christ. Elle est représentée ici par un arceau sous lequel se développent, s’abritent différents végétaux parmi lesquels un pied de Muguet, Lelietje van dalen en flamand (Lys de la vallée), à mettre en relation avec la Sainte-Vierge, et à droite, là où aboutit le turion de Ronce, une jeune fronde de Fougère-Aigle et quelques pieds de Cardères en fleurs.
La Fougère-Aigle est également représentée, toujours à l’état juvénile, dans La Prédication de Saint Jean-Baptiste (1566). Ce tableau ferait référence aux prédicateurs calvinistes qui partaient prêcher à travers le pays. Les frondes sont placées à la base d’un Chêne. On a donc affaire encore une fois à une symbolique forte.
Les jeunes crosses enroulées peuvent évoquer la crosse épiscopale et, au-delà, renvoyer au symbole premier, à savoir le bâton du bon pasteur qui ramène au troupeau les brebis égarées. Le choix de la Fougère-Aigle parmi d’autres Fougères peut s’expliquer par le fait que les frondes sont isolées et donc bien verticales. Mais il est possible aussi de creuser une autre piste, du côté du nom lui-même de la plante qui a son pendant en flamand (Adelaarsvaren). La coupe transversale du pétiole montre deux aigles et justement l’armorial du Saint-Empire romain germanique et des Habsbourg est lui-même « à l’aigle bicéphale de sable ». On ne s’étonnera pas de cette ambiguïté toute bruegélienne !



Dans le Portement de Croix, la Cardère figure également juste au dessus de la Vierge. Par ses épines, on pourrait l’associer à la Passion. Mais Bruegel la représente à chaque fois avec trois capitules ; on peut alors penser à une évocation de la Trinité ou mieux encore, des trois Saints Clous de la Croix.
Cette même Cardère se trouve dans « La fuite en Égypte » (1563) au côté d’une Molène ou « Cierge de Notre-Dame ». On notera à droite la présence d’un arbre mort supportant une niche avec une statuette renversée. Ceci renvoie au thème de la chute des idoles païennes lors de la fuite en Égypte, thème abondamment traité au Moyen-Age. Bruegel apporte sa touche personnelle : à la base de l’arbre est représentée une touffe de Fusain d’Europe ou « Bonnet d’évêque » ( Kardinaalsmuts ). Il peut s’agir d’une allusion au premier propriétaire du tableau : le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle, lequel serait ainsi associé à ce thème.

Joignons-nous maintenant aux paysans affairés de La Fenaison (1565).


A droite, un grand Chêne domine la scène et « bénit » le moment présent. Une de ses branches s’arque et se prolonge plus bas en un petit autel de campagne qui semble lui-même émerger d’un buisson de Ronces. Le tout forme une voûte sous laquelle circulent, insouciants, les villageois. A gauche, une autre Ronce et un Chêne entourent le paysan qui aiguise sa faux. De part et d’autre du chemin, Bruegel a représenté des Marguerites, des Bleuets, des Coquelicots et, dans le prolongement du tronc du grand Chêne, un « Cierge de Notre-Dame », nouvelle association symbolique impliquant le Chêne.
Nous avons ainsi sous les yeux un paysage a priori anodin mais qui s’avère être en fait imprégné de fortes connotations religieuses, un paysage sacré sous l’apparente banalité du quotidien. 
On remarquera également les récoltes que transportent les paysans : des cerises et des fèves ou des pois. Ces derniers se mangeaient sous forme de « mange-tout » ou desséchés et ce sont les Flamands qui ont commencé à les consommer encore verts, les premiers écrits attestant cette pratique datant de 1610. Bruegel a peut-être connu cette nouveauté culinaire !

Nous poursuivrons avec Le Dénicheur (1568).

Le dénicheur est grimpé dans un Chêne et perd l’équilibre. Son compagnon se moque de lui, mais va à son tour tomber à l’eau. Dans l’eau noirâtre, on distingue des feuilles de Nénuphars et la signature de Bruegel. Est-ce un message de « l’Ancien » aux deux  compères en leur disant, ou même plus, en NOUS disant : « je vous attends ! » !? Car n’oublions pas que Bruegel avait un autre surnom : « Le Drôle » !
Il faut scruter le tableau dans ses zones d’ombre pour découvrir, à la base du Chêne, une superbe composition florale. La Ronce est bien sûr présente, finement représentée en clair-obscur. Une feuille délicate de ce qui peut être une Ombellifère est associée à un Iris, Iris germanica. L’Iris est une des fleurs de la Vierge ; on compare ses feuilles au glaive qui transperce son âme lors de la mort du Christ.

L’Iris germanica venait tout juste d’être décrit par FUCHS dans son Historia Stirpium (1542). Cette plante était alors très en vogue, et, en peinture, ce sont  souvent des hybrides issus de l’horticulture qui sont figurés.






Une autre plante est  représentée dans Le Dénicheur, mais on ne la découvre qu’après une recherche minutieuse : une fronde de Fougère-Aigle juste au-dessus de la Ronce.

La Ronce, plante de la Passion :

On l’a vu tout au long de cet exposé, la Ronce occupe une place centrale dans ce que l’on pourrait appeler « l’herbier sacré » de Bruegel. Et elle se trouve de fait bien en vue dans Les Chasseurs dans la neige (1565).
Elle est au bas du tableau, au centre, sous la forme d’un buisson vigoureux aux sarments dirigés en tous sens : un véritable feu d’artifice, une explosion épineuse !
Un siècle plus tôt, Hugo van der Goes avait placé en ce même endroit, dans son triptyque Portinari, un superbe ensemble floral richement coloré. Bruegel, lui, nous offre un bouquet de Ronces !
On distingue des traces dans la neige entre les chasseurs de gauche et la Ronce ; il s’agit des empreintes d’un lapin qui,  contrairement au Renard, parvient à échapper aux chasseurs. Et si on avance un peu plus encore dans cette même Ronce, on découvre la signature de l’artiste.

 

L’analyse serait alors la suivante : le lapin et Bruegel sont là, côte à côte, à l’abri dans la profondeur de la Ronce et tout comme le lapin échappe à ce qui représente pour lui la violence, à savoir les chasseurs, l’homme trouve refuge dans la Passion du Christ face à la violence du monde.
Bruegel fait un usage symbolique de la Ronce tout-à-fait singulier. 
Chez ses prédécesseurs immédiats, Jheronimus Bosch par exemple, les épines représentent la cruauté du monde et expriment les tourments de l’âme (cf. Saint-Jérôme en prière). Chez Bruegel, c’est la plante du Christ, de la souffrance, et le refuge ultime. Elle est partout, dans tous les instants de la vie, mais sa présence dans les tableaux – et dans la vie – est si « naturelle » qu’elle passe inaperçue. Personne ne la voit tout comme personne ne prête attention au Christ dans Le Portement de Croix ou à Marie et Joseph dans Le Dénombrement de Bethléem (1566).

 

 
Marie et Joseph, à gauche, arrivent dans un village flamand après avoir traversé des marécages gelés. C’est Noël. Mais personne ne les regarde. Ils sont suivis par un couple de pèlerins, et c’est vers eux que se tourne le paysan à casquette derrière Marie. Il se trompe, il est moralement aveugle tout comme ces « Pharisiens » dénoncés à la même époque par Erasme dans son Éloge de la Folie.

 

 

D’autres plantes viennent compléter « l’herbier sacré » de Bruegel et méritent, à ce titre, des majuscules respectueuses. Bruegel les a choisies en fonction de différents critères : leurs caractéristiques physiques, comme les trois capitules épineux de la Cardère, ou la forme enroulée des jeunes frondes de Fougère-Aigle, leur symbolisme ancien, comme le Chêne ou le Lys, leur nom comme le Bonnet d’évêque.
N’ont été présentés ici que quelques végétaux et d’autres liens symboliques sont sans doute à découvrir dans les tableaux de l’Ancien quelques cinq siècles après sa mort ! Car rien n’est là par hasard pour qui sait regarder !
Nos « pérégrinations botaniques » rejoignent celles des contemporains de l’artiste comme le montre cet extrait du catalogue de l’exposition lilloise « Fables du Paysage flamand – BOSCH. BLES. BRUEGEL. BRIL», conçu sous la direction d’Alain TAPIÉ avec la collaboration de Michel WEEMANS (Ed. Somogy, 2012), exposition consacrée aux paysages flamands du XVIe siècle : « Le paysage flamand est le support d’une expérience du monde qui incite le spectateur à s’engager dans la réflexion. Il lui permet d’envisager la nature peinte comme lieu d’une promenade méditative qui lui est destinée. La nature se trouve sous l’emprise formelle et visuelle de signes et de symboles, tels des hiéroglyphes formant le Livre de la Nature. […] Les éléments empruntés au monde réel occuperont au fur et à mesure une place croissante, qui culmine dans l’oeuvre cosmique de Pieter Bruegel l’Ancien ».
La vision du monde de Bruegel n’était pas complètement sombre : si l’on regarde l’extrémité droite du Portement de Croix, juste entre l’arbre mort des supplices et le bord du tableau, on découvre un jeune Chêne bien vert qui commence à dépasser, à supplanter le symbole de la mort. Les tableaux de Bruegel sont des méditations sur la vie, la mort et la beauté du monde.
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